La complexité décomplexée

Il n’y a pas de systèmes séparés. Le monde est un continuum. Où nous traçons des frontières autour d’un système dépend du but de la discussion – des questions que l’on veut poser. 

Thinking in systems, Donnella Meadows

Une histoire pour faire peur aux enfants… ?

« C’est compliqué, tu comprendras quand tu seras grand. » Qui n’a jamais entendu ça quand il était enfant ? Mais surtout, qui s’est déjà posé la question de ce qui était compliqué : l’explication à donner ou la compréhension du sujet ? D’une certaine manière, cela revient à dire « tu ne peux pas comprendre », et suivant le ton employé : « tu es trop bête/limité pour comprendre (en tout cas pour l’instant… quoi que). »

Personnellement, et peut-être à tort, c’est je pense surtout pour l’adulte qu’il est souvent compliqué d’expliquer. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, on ne veut pas dire quelque chose qui pourrait blesser, choquer, ou apporter encore plus de confusion. On ne veut pas non plus que l’enfant nous pousse dans nos retranchements puisque nous ne savons pas tout et il peut arriver que ne pas savoir répondre vienne toucher notre ego.

Michel Crozier dit que c’est grâce à l’incertitude qu’une personne exerce du pouvoir sur une autre1. C’est assez intuitif, on sait quelque chose que l’autre ne sait pas, donc on prend l’ascendant psychologique, mais du point de vue de l’autre, nous pourrions faire semblant que cela serait perçu de la même manière. Berner l’autre, c’est surpasser son intelligence, et l’ego aime beaucoup ça2.

Du coup, qu’est-ce qui est compliqué ? A vrai dire, tout est compliqué. De la composition de l’eau jusqu’au mouvement des planètes, de l’amour d’un enfant pour ses parents au fantasme que ceux-ci ont de leur progéniture, de la brise fraîche le matin à l’ouragan qui dévaste tout, de la création d’un clou à son acheminement jusqu’à votre boite à outils. Les exemples sont aussi nombreux qu’il y a de « choses » dans l’Univers.

Certains m’objecteront que l’on connaît parfaitement le mouvement des planètes et que l’on peut prévoir leur position dans l’espace à la seconde près, qu’il est normal pour un enfant d’aimer ses parents, ou encore qu’un clou n’est pas si difficile à produire que cela. Bien sûr les réponses dépendent de l’époque dans laquelle on se trouve, mais la réalité de la complexité des choses n’en est pas moins réelle.

Adam Smith est un de ceux qui a posé les germes dans mon esprit d’une compréhension de ce qu’est la complexité avec son ouvrage La Richesse des Nations3 :

Observez, dans un pays civilisé et florissant, ce qu’est le mobilier d’un simple journalier ou du dernier des manœuvres, et vous verrez que le nombre des gens dont l’industrie a concouru pour une part quelconque à lui fournir ce mobilier, est au-delà de tout calcul possible. La veste de laine, par exemple, qui couvre ce journalier, toute grossière qu’elle paraît, est le produit du travail réuni d’une innombrable multitude d’ouvriers. Le berger, celui qui a trié la laine, celui qui l’a peignée ou cardée, le teinturier, le fileur, le tisserand, le foulonnier, celui qui adoucit, chardonne et unit le drap, tous ont mis une portion de leur industrie à l’achèvement de cette œuvre grossière.  

Combien, d’ailleurs, n’y a-t-il pas eu de marchands et de voituriers employés à transporter la matière à ces divers ouvriers, qui souvent demeurent dans des endroits distants les uns des autres! Que de commerce et de navigation mis en mouvement! Que de constructeurs de vaisseaux, de matelots, d’ouvriers en voiles et en cordages, mis en œuvre pour opérer le transport des différentes drogues du teinturier, rapportées souvent des extrémités du monde! Quelle variété de travail aussi pour produire les outils du moindre de ces ouvriers! Sans parler des machines les plus compliquées, comme le vaisseau du commerçant, le moulin du foulonnier ou même le métier du tisserand, considérons seulement quelle multitude de travaux exige une des machines les plus simples, les ciseaux avec lesquels le berger a coupé la laine. Il faut que le mineur, le constructeur du fourneau où le minerai a été fondu, le bûcheron qui a coupé le bois de la charpente, le charbonnier qui a cuit le charbon consommé à la fonte, le briquetier, le maçon, les ouvriers qui ont construit le fourneau, la construction du moulin de la forge, le forgeron, le coutelier, aient tous contribué, par la réunion de leur industrie, à la production de cet outil.

Si nous voulions examiner de même chacune des autres parties de l’habillement de ce même journalier, ou chacun des meubles de son ménage, la grosse chemise de toile qu’il porte sur la peau, les souliers qui chaussent ses pieds, le lit sur lequel il repose et toutes les différentes parties dont ce meuble est composé; le gril sur lequel il fait cuire ses aliments, le charbon dont il se sert, arraché des entrailles de la terre et apporté peut-être par de longs trajets sur terre et sur mer, tous ses autres ustensiles de cuisine, ses meubles de table, ses couteaux et ses fourchettes, les assiettes de terre ou d’étain sur lesquelles il sert et coupe ses aliments, les différentes mains qui ont été employées à préparer son pain et sa bière, le châssis de verre qui lui procure à la fois de la chaleur et de la lumière, en l’abritant du vent et de la pluie; l’art et les connaissances qu’exige la préparation de cette heureuse et magnifique invention, sans laquelle nos climats du nord offriraient à peine des habitations supportables; si nous songions aux nombreux outils qui ont été nécessaires aux ouvriers employés à produire ces diverses commodités; si nous examinions en détail toutes ces choses, si nous considérions la variété et la quantité de travaux que suppose chacune d’elles, nous sentirions que, sans l’aide et le concours de plusieurs milliers de personnes, le plus petit particulier, dans un pays civilisé, ne pourrait être vêtu et meublé même selon ce que nous regardons assez mal à propos comme la manière la plus simple et la plus commune. Il est bien vrai que son mobilier paraîtra extrêmement simple et commun, si on le compare avec le luxe extravagant d’un grand seigneur; cependant, entre le mobilier d’un prince d’Europe et celui d’un paysan laborieux et rangé, il n’y a peut-être pas autant de différence qu’entre les meubles de ce dernier et ceux de tel roi d’Afrique qui règne sur dix mille sauvages nus, et qui dispose en maître absolu de leur liberté et de leur vie.

La Richesse des Nations, Adam Smith

On peut déjà commencer à imaginer à quel point il serait difficile de répondre à un enfant qui nous demanderait comment sont faits les clous. Cela a peut-être un lien avec la croyance en un être magique qui distribue les cadeaux à une vitesse incroyable et en des temps record que les parents s’empressent d’inculquer à leurs enfants. C’est bien plus simple, et facile, de dire que le Père Noël a amené des cadeaux, plutôt qu’expliciter toute la chaine logistique, du Ouïghour exploité en Chine jusqu’à la boîte aux lettres en passant par Amazon et les énormes porte-containers. Sous prétexte de faire rêver l’enfant, nous cachons notre propre ignorance, ou pire, nous fermons les yeux sur une réalité qui nous dérange.

Et encore, cet exemple ne fait qu’illustrer une complexité d’ordre humain, créée par l’Homme pour l’Homme. Nous avons théoriquement toutes les connaissances nécessaires pour comprendre et avoir conscience de chaque maillon de la chaîne (qui évolue au moment même où on y pense, rajoutant un degré de complexité non-négligeable dans la compréhension de l’ensemble).

Qu’est-ce que la complexité ?

C’est un concept étudié depuis un certain temps et dans divers domaines. Je vais donc tenter de répondre sans pouvoir être exhaustif, mais le sujet étant ce qu’il est, il serait presque absurde de réussir à définir facilement et rapidement ce que c’est.

Melanie Mitchell, professeure en sciences informatiques, a beaucoup travaillé sur les systèmes complexes et essaie de les définir ainsi dans son livre Complexity : A Guided Tour :

[…] un système dans lequel de larges réseaux de composants sans contrôle central et des règles simples d’opération font émerger un comportement collectif complexe, un traitement sophistiqué d’information et une adaptation via l’apprentissage et l’évolution.4 

Autrement dit, un système complexe est le résultat de l’évolution d’un système autrefois plus simple (ça nous avance beaucoup, n’est-ce pas ?). Le langage est un exemple de cette évolution, partant dès le plus jeune âge de simples syllabes et sons pour communiquer des idées, pour arriver à l’âge adulte à la capacité d’exprimer des concepts abstraits et dont la compréhension requiert de nombreuses explications et des interactions sociales s’inscrivant dans la durée. Rares sont les gens qui arrivent à l’âge adulte avec un langage d’enfant en bas âge, et lorsque cela arrive nous considérons cela comme un handicap, pour d’évidentes raisons. Cela ne veut pour autant pas dire qu’une personne dont le langage ne se développe pas soit moins complexe dans toute sa singularité qu’une personne ayant acquis un langage jugé normal. Déroutant.

Périodes critiques séquentielles et chevauchantes dans le développement de la perception de la parole chez le nourrisson. Les lignes pleines représentent les débuts et les fins typiques ; les lignes pointillées indiquent les extensions des périodes.
Werker, J. F., and Hensch, T. K. (2015). Critical periods in speech perception: new directions. Annu. Rev. Psychol. 66, 173–196. doi: 10.1146/annurev-psych-010814-015104

Le sociologue et philosophe Edgar Morin va nous permettre d’éclaircir un peu plus le concept de complexité. En effet, dans son Introduction à la pensée complexe, il nous partage ceci :

Qu’est-ce que la complexité ? À première vue, c’est un phénomène quantitatif, l’extrême quantité d’interactions et d’interférences entre un très grand nombre d’unités. En fait, tout système auto-organisateur (vivant), même le plus simple, combine un très grand nombre d’unités de l’ordre de milliards, soit de molécules dans une cellule, soit de cellules dans l’organisme (plus de 10 milliards de cellules pour le cerveau humain, plus de 30 milliards pour l’organisme).5 

Ainsi, la complexité s’opère à différents niveaux, du plus petit au plus grand des systèmes, l’individu étant lui-même un système à part entière, tout en faisant partie d’un système plus large, par exemple la famille puis la société. L’adolescence est un autre exemple d’un système autrefois plus « simple », l’enfance, qui passe à un niveau plus complexe, l’adolescence. L’évolution d’un stade à l’autre du développement implique des changements de comportements, d’attitudes, de réflexions, de construction identitaire, de passions et d’appétences, de projection dans le futur, etc. L’adolescence est donc bien un système complexe qu’il est difficile de comprendre entièrement mais qui n’est pas figé pour autant.

Les auteurs sont généralement assez bons pour utiliser des images qui parlent et permettent de mieux visualiser un concept. Joël de Rosnay, biologiste et informaticien, parle dans le Macroscope, Vers une vision globale, de poupées russes. Ainsi, « l’atome, la molécule, la cellule, l’organisme, la société s’emboîtent les uns dans les autres comme un jeu de poupées russes6. » Il continue plus loin en disant que « chacune des poupées russes […] est un système ouvert et de très haute complexité7. »

Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, parle dans son livre Des âmes et des saisons : psycho-écologie, des « enveloppes écologiques qui entourent l’organisme comme les pelures d’un oignon8. » Il évoque alors le microsystème (environnement proche et immédiat), le mésosystème (l’environnement élargi au-delà de la famille mais à une distance modérée) et l’exosystème (l’environnement émanant de la société).

Qu’est-ce qu’un système ?

En effet, la compréhension de ce qu’est un système est nécessaire pour aborder le concept de complexité. Donc qu’est-ce qu’un système ? Donella Meadows, scientifique environnementaliste spécialisée dans la science des systèmes, nous propose une définition en ceci qu’un

système est un ensemble de choses – des gens, des cellules, des molécules, ou peu importe – interconnectées d’une telle manière qu’elles produisent leur propre manière de se comporter dans le temps. Le système peut être secoué, limité, déclenché ou entraîné par des forces extérieures. Mais la réponse du système à ces forces est caractéristique de lui-même, et cette réponse est rarement simple dans le monde réel9.

Elle prend d’ailleurs l’exemple de l’addiction en écrivant que l’addiction n’est pas

l’échec d’un individu et qu’aucune personne, peu importe à quel point elle serait forte ou aimante, ne peut soigner une personne addict – pas même l’addict. C’est seulement au travers de la compréhension de l’addiction comme partie d’un ensemble plus large d’influences et de problèmes sociétaux que l’on pourra commencer à le faire10.

Un autre exemple est celui de la manière dont les personnes se servent de leur corps, étudiée par Marcel Mauss. David le Breton écrit dans la préface des Techniques du corps de l’anthropologue que celui-ci

s’attache […] à remembrer l’humain, dont l’étude se diluait en différents domaines aux frontières jalousement gardées. Tout en posant la distinction de leurs terrains respectifs, il s’efforce de ressaisir dans ses analyses ce qu’il nomme « l’homme total, c’est-à-dire l’homme recomposé dans ses dimensions corporelle, psychologique et sociologique11

Ainsi, la manière que l’on a d’utiliser notre corps peut elle aussi être séquencée en divers disciplines, en une multitude de concepts, d’une façon complémentaire. Marcel Mauss conclut qu’on ne peut

avoir une vue claire de tous ces faits, de la course, de la nage, etc., si on ne faisait pas intervenir une triple considération au lieu d’une unique considération, qu’elle soit mécanique et physique, comme une théorie anatomique et physiologique de la marche, ou qu’elle soit au contraire psychologique ou sociologique. C’est le triple point de vue, celui de l’ « homme total », qui est nécessaire12

Est-ce que c’est si compliqué pour tout le monde ?

Il existe une difficulté importante dans l’appréhension de la complexité dans laquelle on baigne. Des petites guerres entre de nombreuses disciplines ont lieu dans le monde de la recherche. Prenons par exemple la biologie et la psychologie. Certains voient dans un comportement la manifestation d’un désordre psychologique, où d’autres observent un problème biologique chez l’individu. En fait, ces deux disciplines (avec les sous-disciplines qui leurs sont propres), qui sont deux langages différents, parlent de la même chose, d’une même réalité. Il n’est pas rare que dans les sciences sociales comme la sociologie ou l’anthropologie, les scientifiques fassent l’impasse sur des explications importantes (parce qu’ils ne les comprennent pas ou ne veulent pas se donner la peine de s’éloigner de leur discipline), ce qui arrive dans l’autre sens où des biologistes et des psychologues se moquent bien de ce qui peut exister en sociologie et en anthropologie.

C’est dans des ouvrages comme Behave13, de Robert Sapolsky, que l’on peut voir à quel point un seul comportement peut être d’une complexité impensable. En croisant des disciplines comme la biologie avec la psychologie et la sociologie, le biologiste nous montre que l’on a besoin d’invoquer un grand nombre de discipline si l’on veut comprendre un élément du réel. Du côté français, un livre14 de Pablo Servigne et de Gauthier Chapelle nous permet d’aborder le sujet de l’entraide sous le prisme de la complexité, mêlant de nombreuses disciplines comme la biologie, la psychologie, mais aussi la philosophie et la sociologie. Il n’est donc pas impossible de nourrir sa curiosité et son esprit si on le souhaite, le matériel existe déjà pour faire cela même si cela reste encore marginal et parfois mal vu.

Mais pourquoi serait-ce mal vu, à vrai dire ? Dans les guerres, même dans les petites que l’on a mentionnées, il faut choisir un camp. Il est difficile quand on fait un cursus universitaire de psychologie de citer principalement des ouvrages relevant de la biologie, et il est rare que des professeurs laissent l’occasion à leurs élèves de faire le pont entre certaines disciplines. Pourquoi ? On pourrait faire l’hypothèse que c’est confortable pour certains professeurs de maitriser un domaine sans avoir à maitriser les autres (et se mettre à jour, donc continuer à travailler jusqu’à leur mort), ou que leur ego se verrait affecté par l’innovation de l’étudiant qui se moque de ces guerres de paroisses.

On peut aussi penser qu’une inertie est forte depuis le temps où ces professeurs ont eu l’occasion d’innover, et quand un grand nom de la recherche décide de revenir sur ses grandes théories, l’incertitude grandit chez ses adeptes et cela déstabilise la communauté scientifique et universitaire. Pourtant, certains font de nouvelles éditions à leurs ouvrages pour mettre à jour certaines connaissances, ou font carrément des nouveaux livres, comme Edward O. Wilson dans le monde de la sociobiologie, d’abord seul sur la sélection de parentèle15, puis avec Bert Hölldobler sur l’eusocialité16. Ce qui force le plus le respect de mon point de vue est la capacité qu’a eu Edward O. Wilson de revenir sur le travail qu’il a effectué durant de nombreuses années, pour aller à l’encontre de nombreux autres scientifiques, jusqu’à travailler avec David Sloan Wilson, ce qui aboutira à un article écrit ensemble sur une nouvelle manière de penser la sociobiologie,17 avec qui il n’était pas d’accord depuis des décennies dans leur domaine de recherche.

Je pense que si l’on veut maitriser un sujet, surtout dans le domaine de l’éducation dans lequel j’exerce, on ne peut se contenter de livres traitant le sujet sous le seul et unique prisme de l’éducation spécialisée ou des sciences de l’éducation. Par exemple, pour comprendre pourquoi un jeune est en conflit avec l’autorité, la simple notion d’autorité comme abordée en éducation18 ne suffit pas. Quel est l’effet de l’autorité sur le plan psychologique19 ? Quels effets d’un point de vue biologique ? Comment l’autorité est-elle exercée, et comment les français la vivent au quotidien sur le plan sociologique20 et anthropologique ? Mais encore, quels phénomènes physiques peuvent bien pousser les gens à faire ce qu’ils font ?

C’est compliqué !

Accepter la réponse « c’est compliqué », c’est accepter que l’autre veuille garder de l’incertitude et donc une forme de pouvoir sur vous. Cette réponse laisse penser que soit l’autre ne sait pas, soit il ne veut pas répondre. Faites l’expérience : le meilleur moyen de savoir si l’on connait un sujet, du moins dans ses grandes lignes et ses aspects importants, c’est de réussir à l’expliquer à autrui. Vous saurez rapidement si ce que vous racontez a le moindre sens ou non, et vous aurez alors votre réponse sur votre compréhension du sujet abordé.

Bien sûr quand on est enfant, il est difficile de contredire, de demander des précisions ou simplement de faire entendre son besoin de compréhension. La politique est un exemple intéressant. Dès le plus jeune âge, on simplifie au maximum les concepts afin que les enfants puissent les appréhender, la gauche, la droite, le rouge, le bleu, les individualistes, les collectivistes. Le problème ne réside pas entièrement dans la simplification, il est nécessaire pour les enfants d’évoluer bloc par bloc et de complexifier leur vision du monde à mesure qu’ils grandissent, on ne passe pas des additions aux logarithmes d’un coup. Mais pour des sujets comme la politique, qui relèvent d’une réalité très instable, le flou est entretenu même chez les adultes. Pour certains la droite incarne le mal absolu, pour d’autre c’est la gauche, sans la capacité de discerner tout le gradient et les nuances entre chaque parti d’un extrême à l’autre. On peut observer des simplifications ridicules comme « droite = fascisme » ou « gauche = wokisme ».

Tout cela bien entretenu par la tribu familiale qui préfère que l’on vote comme elle, entretenu aussi par les différents médias sans aucune neutralité ni beaucoup d’éthique professionnelle. On peut voir des chaînes comme CNews donner la parole à des candidats d’un bord politique bien repéré plutôt qu’aux autres21. Le but étant pour toutes ces personnes de simplifier la pensée des gens, « nous on a raison, les autres vont détruire la France, ouvrez les yeux ! »

Voir note n°21

A l’inverse, et toujours par les mêmes personnes dans les grandes lignes, on peut observer une complexification abusive de choses que l’on pourrait expliquer sans perdre les gens. Le langage utilisé dans le droit, dans l’économie, n’est pas toujours là pour retranscrire la complexité de la réalité, parce qu’un tel langage pourrait être utile. Non, il est principalement là pour que les gens ne comprennent pas, lâchent l’affaire, fassent confiance et se reposent sur d’autres à leur désavantage. La crise de 2008 était complexe dans son mécanisme, mais une explication sur la spéculation et les prêts aurait pu être comprise par bien plus de gens sans le langage abusif des financiers, des banquiers et des politiciens. Beaucoup de personnes croient toujours qu’on n’aurait jamais pu prévoir une telle crise alors que des gens l’ont provoqué sciemment, à l’image d’un gigantesque schéma de Ponzi22 comme c’est encore le cas avec Herbalife23, entre autres choses.

Jacques Lacan est un exemple intéressant dans la complexification des propos abusive. Je reprends ce que j’ai déjà écrit dans mon article sur les sophismes.

Il arrive que d’”éminents” auteurs, notamment en sciences sociales mais pas que (et le mot auteur est choisi pour ne pas dire chercheur ou scientifique, puisque c’est souvent des gens qui ne publient aucune recherches qui s’en montrent le plus coupable) abusent d’un vocabulaire en apparence très intelligent et précis, mais qui en vérité ne veut absolument rien dire. Beaucoup de post-modernistes sont friands de cette façon de nous instruire, nous pauvres ignorants. Il est parfois difficile de déceler le vrai du faux, n’étant nous-mêmes pas forcément des experts en mathématiques ou dans d’autres disciplines utilisant les chiffres, par exemple.

Tout d’abord, du côté de Jacques Lacan :

C’est ainsi que l’organe érectile vient à symboliser la place de la jouissance, non pas en tant que lui-même, ni même en tant qu’image, mais en tant que partie manquante à l’image désirée : c’est pourquoi il est égalable au √-1 de la signification plus haut produite, de la jouissance qu’il restitue par le coefficient de son énoncé à la fonction de manque de signifiant : (-1).

Je ne peux pas résister à en mettre un deuxième, cette fois de Julia Kristeva :

[D]ans les opérations syntaxiques succédant au stade du miroir, le sujet est déjà assuré de son unicité : sa fuite vers le “point ∞” dans la signifiance est stopée. On pense par exemple à un ensemble C0 sur un espace usuel R3 où pour toute fonction F continue dans R3 et tout entier n>0, l’ensemble des points XF(X) dépasse n, soit borné, les fonctions de C0 tendant vers 0 quand la variable X recule vers l’”autre scène”. Dans ce topos, le sujet placé dans C0 n’atteint pas ce “centre extérieur du langage” dont parle Lacan et où il se perd comme sujet, situation qui traduirait le groupe relationnel que la topologie désigne comme anneau.

Le livre Cynical Theories, d’Helen Pluckrose et James Lindsay, rassemble de nombreux exemples où l’on peut voir jusqu’où peut aller une idée lorsqu’elle a une apparence suffisamment complexe doublée d’une valeur morale difficile à contredire sans devenir soi-même une cible. En effet, les auteurs montrent dans ce livre ce que sont le post-modernisme et ce qui en découle jusqu’à nos jours. Ils disent ceci : “Un état d’esprit post-moderne appliqué dit : “L’Ouest a construit l’idée que la rationalité et la science sont bonnes afin de perpétuer son propre pouvoir et afin de marginaliser les formes non rationnelles et non scientifiques de production de connaissance venues d’ailleurs. De ce fait, nous devons dévaluer les manières de savoir blanche et occidentale et promouvoir celles venues de l’Est afin d’égaliser l’équilibre du pouvoir.””

En bref, les personnes qui prônent les idées post-modernes considèrent qu’il faut regarder la couleur de peau d’un individu pour savoir si ce qu’il dit a de la valeur ou non. Ils ne sont pas à une contradiction près, par exemple “combattre le racisme” en étant ouvertement racistes, mais ils se basent aussi et surtout sur des idées venant à la base principalement, si ce n’est exclusivement, d’homme blancs comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze ou Jacques Lacan.

D’autres exemples, similaires à ceux de Lacan et Kristeva, permettent de voir un peu plus la complexification abusive sous couvert d'”intelligence profonde” ou autre terme qui ne cherchera qu’à faire en sorte que le lecteur ne comprenne pas et se dise que c’est parce qu’ils sont “si fin dans leur analyse” et lui si “profane” ou “ignorant”.

D’abord un venant de Gayatri Chakravorty Spivak : “Je trouve la morphologie de Derrida beaucoup plus minutieuse et utile que l’implication immédiate et substantielle de Foucault et de Deleuze dans des questions plus “politiques” – l’invitation de ce dernier à “devenir femme” – ce qui peut rendre leur influence plus dangereuse pour l’universitaire américain en tant que radical enthousiaste. Derrida marque la critique radicale du danger d’appropriation de l’autre par assimilation. Il lit la catachrèse à l’origine. Il appelle à une réécriture de l’impulsion structurelle utopique comme “rendant délirante cette voix intérieure qui est la voix de l’autre en nous”.

Puis de Homi Bhabha : “Si, pour un temps, la ruse du désir est calculable pour les usages de la discipline, bientôt la répétition de la culpabilité, de la justification, des théories pseudo-scientifiques, de la superstition, des autorités fallacieuses et des classifications peut être vue comme l’effort désespéré de “normaliser” formellement la perturbation d’un discours de scission qui viole les prétentions rationnelles et éclairées de sa modalité énonciative.”

Ces deux dernières citations sont sans doute moins complexes que les deux premières, mais on voit une certaine tendance dans ce mouvement là en particulier à compliquer les choses sans que cela soit nécessaire, et sans que cela apporte grand chose d’autre qu’une notoriété, ou bien est-ce la notoriété déjà acquise qui leur permet d’écrire ainsi et de ne pas se soucier de la compréhension du lecteur ?

Dans tous les cas, ces exemples ne veulent pas dire grand chose, et ne pas les comprendre ne veut pas dire que vous n’êtes que des idiots. Si vous voulez un peu creuser du côté de l’abus de langage scientifique, voici une vidéo d’Hygiène Mentale :

Complexifier permet à celui qui use de cette stratégie de pousser celui qui écoute à se dire « j’abandonne, je suis incapable de comprendre, c’est trop compliqué ». Mais en même temps, le langage utilisé doit permettre de faire croire à la personne qu’un Jacques Lacan ou qu’une Julia Kristeva sont tellement intelligents qu’ils disent cela pour une bonne raison, il suffit de lire la conclusion de ces propos insensés et on pourra dire que « c’est bien vrai ça. » On ne comprend pas la démarche, la méthode qui permet d’arriver à ce résultat, mais on fait confiance.

De l’autre côté, lorsque l’on cherche à simplifier à l’extrême, il n’est pas rare que cela soit dans une optique de pousser l’autre à l’action (à notre avantage bien sûr). Un exemple d’actualité, la campagne présidentielle est le festival de celui qui aura la solution la plus simple aux problèmes les plus compliqués (expulser les migrants pour rétablir la grandeur de la France et son économie, augmenter le temps de travail pour combattre le chômage, créer des dizaines de nouveaux EPR pour mettre un terme aux problèmes écologiques et climatiques…).

Il apparaît donc que complexifier ou simplifier dépend de l’objectif de celui qui fait de la rhétorique au détriment mais aussi parfois à l’avantage des autres (car faire confiance aux autres n’est pas toujours une mauvaise chose). Si on veut que l’autre agisse, il nous faut lui simplifier le raisonnement qui habite son esprit, tandis que si on veut qu’il nous laisse les rênes, il faudra lui embrouiller les idées et lui faire entendre que tout est trop compliqué. Bien entendu, un fin rhétoricien saura alterner entre l’un et l’autre, tout comme de nombreux politiciens depuis des décennies savent simplifier le raisonnement de leurs ouailles pour ensuite rendre tout trop compliqué pour qu’il puisse vraiment agir, rinse and repeat.

Conclusion.

Si nous prenons le temps d’être honnête un instant, nous devrions admettre déjà avoir agi de la sorte à un moment donné. « Tu veux mettre tes chaussures spider-man ou batman ? » Ce qui veut dire : tu vas mettre des chaussures et on va filer fissa. « Tu sais, entre papa et maman c’est très compliqué, on t’expliquera quand tu seras plus grand mais en attendant, tu vas aller vivre chez maman. » Ce qui veut dire : bon, ne pose pas trop de question, c’est assez énervant de devoir me justifier devant mon enfant sur la raison du divorce. La limite entre complexification et simplification n’est pas totale et une infinité d’exemples est possible, n’oublions pas que tous les modèles sont faux. Mais nous serons peut-être d’accord lorsque je dis qu’il y a un écart important entre manipuler un enfant « pour son bien » sur des choses sans réelle conséquence, et manipuler une personne en vue d’en obtenir certaines faveurs. Nous pourrons trouver une infinité de bonnes et de mauvaises raisons pour le faire et pour ne pas le faire lorsque cela nous est possible, mais il me paraît à minima important de se protéger d’abord soi-même.

Comme le disait Epictète,

« si quelqu’un livrait ton corps au premier venu, tu en serais indigné. Et toi, quand tu livres ton âme au premier rencontré pour qu’il la trouble et la bouleverse, s’il t’injurie, tu n’as pas honte pour cela ? »

Si vous ne vous laisseriez pas manipuler physiquement par n’importe qui, pourquoi serait-ce différent sur le plan psychologique ? Pour éclaircir cette question, il faudrait continuer à élaborer du côté de l’esprit critique, de la façon de raisonner en général, et c’est à cela que sert la partie Esprit éthique de ce blog. En attendant, la prochaine fois que quelqu’un voudra faire passer un problème complexe comme « très simple », ou qu’au contraire on ne vous répondra seulement que « c’est trop compliqué », continuez de chercher, de demander, de préciser, d’affûter, et ne cédez pas lorsqu’on vous traitera de chipoteuse, d’arrogant, d’impertinente, de masturbateur intellectuel.

Il est normal de vouloir savoir, d’avoir des réponses, et de comprendre. La personne qui voudra vous bloquer dans cette démarche ne vous veut aucun bien.


Sources utilisées :

[1] CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhard, L’acteur et le système, édition du Seuil, 1977.

[2] Arcimowicz, B., Cantarero, K., & Soroko, E. (2015, September). Motivation and consequences of lying. A qualitative analysis of everyday lying. In Forum Qualitative Sozialforschung/Forum: Qualitative Social Research (Vol. 16, No. 3, p. 47). DEU.

[3] SMITH Adam, La Richesse des Nations, Tome I, Chapitre I

[4] MITCHELL Melanie, Complexity : A Guided Tour, Oxford University Press, Oxford, U.K., 2009, p.25.

[5] MORIN Edgar, Introduction à la pensée complexe, Editions du Seuil, avril 2005, p. 48.

[6] de ROSNAY Joël, Le macroscope. Vers une vision globale, Editions du Seuil, format epub, 1975, p. 23.

[7] Ibid, p.92.

[8] CYRULNIK, Boris. Des âmes et des saisons: Psycho-écologie. Odile Jacob, 2021, format epub, p. 11.

[9] MEADOWS Donella, Thinking in Systems : a primer, Chelsea Green Publishing Company, 2008, format epub, p. 17.

[10] Ibid, p. 19.

[11] MAUSS Marcel, Les techniques du corps, préface de David le Breton, editions Payot & Rivages, Paris, 2021, format epub, p. 7.

[12] Ibid, p.26.

[13] SAPOLSKY Robert, Behave : The Biology of Humans at Our Best and Worst, Vintage editions, Londres, 2017.

[14] SERVIGNE Pablo, CHAPELLE Gauthier, L’Entraide, l’autre loi de la jungle, éditions Les Liens qui Libèrent, 2019.

[15] Wilson, E. O. (2005). Kin selection as the key to altruism: its rise and fall. Social research, 159-166.

[16] Wilson, E. O., & Hölldobler, B. (2005). Eusociality: origin and consequences. Proceedings of the National Academy of Sciences, 102(38), 13367-13371.

[17] Wilson, D. S., & Wilson, E. O. (2007). Rethinking the theoretical foundation of sociobiology. The Quarterly review of biology, 82(4), 327-348.

[18] Roelens, C. (2017). Autorité éducative bienveillante et éthique. Éthique en éducation et en formation, (4), 92–107. https://doi.org/10.7202/1045191ar

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[21] https://www.liberation.fr/checknews/le-rn-est-il-davantage-invite-que-les-autres-partis-dans-les-matinales-des-radios-et-chaines-dinfo-20210612_DR556MBMQJCZJCHNVF7ATCIPEM/

[22] https://internationalbanker.com/history-of-financial-crises/bernie-madoffs-ponzi-scheme-2008/

[23] http://consumerlawmagazine.com/herbalife-facing-lawsuit/

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